Tu te souviens Papa, ...

Lors de la dernière session de la CCFV, Vanessa C. nous avait particulièrement ému.es en lisant un texte qu'elle avait rédigé à l'intention de son père décédé pendant le confinement. Elle a bien voulu nous donner son texte que nous publions après la vidéo :

Tu te souviens Papa, ce sont les quelques lignes que j’avais écrites lors de la CCFV. Oui, juste quelques lignes relatant ta fin de vie. Aujourd’hui, voilà un an déjà que la convention se tenait au CESE. Un an s'est écoulé depuis le début de cette belle aventure humaine, collective et citoyenne. Et si aujourd’hui nous commencions par le jour où ton long combat contre la maladie a débuté ? Il aura duré 4 ans. Tu es entré dans le labyrinthe d’une vie de soins, où la seule sortie pour toi a été le décès, la mort. Oui, La mort, ce sujet qui reste encore aujourd’hui un sujet tabou et qui touche à notre intime. Cet intime j’ai décidé de le partager. Toi tu étais pour cette évolution d’une loi qui soit tournée vers une aide active à mourir en France.

Le 21 janvier 2016, tu nous as annoncé ton cancer de la prostate. Tu as accusé le coup avant de nous le dire. Tu as voulu être rassurant avec nous. Tu nous as dit « ne vous inquiétez pas, ça va aller, c’est courant de nos jours, je suis pris à temps, on va me retirer la prostate, je peux vivre sans ».

 Je me souviens encore de cette vague d’émotions qui m’a envahie, de la peur, de la tristesse, de l’angoisse mais aussi de la colère à cette idée que toi mon papa, mon roc, mon pilier dans la vie tu puisses un jour être emporté par la maladie. Tu as été opéré en avril 2016, tu as passé ton anniversaire à la clinique, je m’en souviens, je t’avais apporté un joli fraisier avec ta bougie à souffler. Tout s’est bien passé et je suis venu te chercher le vendredi pour te ramener chez toi. C’était un vendredi, je me rappelle du jour car le lendemain, samedi, Maman t’a ramené à la clinique. Il y avait une odeur très forte qui émanait de ta plaie. Ce jour-là, l’équipe soignante t’a dit simplement qu’il y avait probablement une petite infection, rien d’inquiétant, tu pourrais attendre le lundi car ici, le week-end il n’y a pas de médecin. Ce sont tes deux infirmières à domicile qui ont doublé leur passage et qui ont œuvré à te soigner. Tout est rentré dans l’ordre et nous avons pu reprendre le cours de notre vie, pour nous le pire était passé.

Ce répit face à la maladie a été de courte durée. Les fêtes de fin d’année 2016 approchaient. Tu avais des difficultés à manger, tu n’arrivais pas à ingurgiter les aliments, et souvent, ton repas repartait directement dans les toilettes. Tu commençais à perdre du poids. Ton médecin t’a fait hospitaliser, tu devais faire une série d’examens. Cette année-là, tu as passé tes fêtes de noël tout seul à l’hôpital. Mon premier noël sans toi. Nous n’étions qu’à 500m l’un de l’autre pourtant. Toi tu voyais mon immeuble et moi je voyais l’hôpital. Cette année nous avons eu un bien triste noël, et le cadeau a été très moche. Et oui, le cancer était revenu. Tu avais des métastases à l’estomac et à l’œsophage. Tu te souviens des paroles que je t’ai dites ? « Tu vas te battre hein !!! ». Tu m’as répondu : « Ben oui, on va faire ce qu’il faut ! Je vais suivre le protocole ». Au programme étaient prévues opération et chimiothérapie. Tu as été opéré quelques jours après ton anniversaire, à croire que les évènements festifs étaient prédestinés à être célébrés dans les hôpitaux, cela deviendra d’ailleurs presque une tradition. Tu as passé onze heures sur la table d’opération. Onze heures d’une attente interminable et insupportable a attendre ce coup de fil de l’hôpital qui nous dirait que tout s’était bien passé. Après de la peur et une terrible attente angoissante, le coup de fil est enfin arrivé, tu revenais de loin nous a-t-on dit et tu étais remonté au service réanimation. Tu y es resté un mois. Tu as repris des forces et tu as pu commencer tes séances de chimiothérapie. Tu étais fatigué par le traitement mais tu n’as jamais baissé les bras, tu avais cette envie de te battre et de continuer à partager ta vie avec nous. Tu ne voulais pas laisser le cancer gagner. Les cicatrices internes rétrécissaient les parois de ton œsophage, ton alimentation se faisait encore difficilement. Tu as dû faire 2 ou 3 séjours à l’hôpital pour subir des dilatations de l’œsophage pour augmenter son diamètre. Et ce noël 2017, tu te rappelles ? Comme à votre habitude, maman et toi, vous nous aviez préparé un délicieux repas. Tu n’as pas pu y gouter à ce repas. Toi, tu as pris ton repas de noël en « poche de gavage d’oie » comme tu disais, tu avais une sonde naso-gastrique car tu devais reprendre du poids. Pour toi, le plus important c’était être là, entouré de ta famille, le reste tu le supportais courageusement, tu gardais ce moral incroyable qui te caractérisait bien. Dans la vie, "il ne faut jamais baisser les bras", c’était une de tes devises.

De fin 2017 à juillet 2018, ton état de santé est resté stable. Tu as passé des examens régulièrement pour surveiller l’évolution de la maladie. Les séances de chimiothérapie te fatiguaient. Tu as eu cette chance de ne pas perdre ton épaisse chevelure avec les traitements chimiothérapiques. Par contre, la chimiothérapie t’a offert de l’ostéoporose. Cela t’a valu, je pense, la suite de tes déboires. Journée mémorable pour toute la famille et une fois n’est pas coutume, tu es tombé le jour de l’anniversaire de Maman.  Le 22 juillet 2018, ton col du fémur a cassé, tu es tombé de tout ton long sous nos yeux. Nous avons voulu te retenir dans ta chute et toi tu nous as dit « laissez-moi, je ne tiendrais pas debout, c’est le col du fémur qui vient de péter, je le sens ». Et tu ne t’es pas trompé ce jour-là ! Nous avons appelé les pompiers, et je suis partie avec toi dans le camion, direction les urgences de l’hôpital, nous n’avons eu que 500m à faire. Ce jour-là, pendant ton transport, j’ai entendu, j’ai vu, et j’ai compris que c’était la fois de trop qui ébranlait ton moral. Tu m’as dit « je suis tellement désolé de gâcher toutes les fêtes de famille », tu t’es senti comme étant un fardeau pour nous tous. J’ai retenu ma tristesse de te voir aussi abattu. Je devais te soutenir. T'encourager à ne pas baisser les bras. Ton regard je ne l’oublierai jamais, il était rempli d’une telle désolation. Tu as été pris en charge et ils t’ont opéré, une fois de plus. Une cicatrice de plus est venue scarifier ton corps.

Ton passage à l’hôpital a été marqué aussi par le fait que l’équipe de soins n’ayant pas sécurisé ton lit, tu es tombé dans la nuit. Tu as ensuite été transféré dans une clinique pour commencer ta rééducation. Ta convalescence a été compliqué. Tu n’étais pas du genre à te plaindre de la douleur, pourtant là, tu l’as exprimé mais elle n’a pas été entendu. Tu disais avoir mal et ressentir une gêne pour marcher. Cette gêne t’a causé une chute un jour que tu faisais ta toilette. Cette nouvelle chute t’a causé une douleur supplémentaire dans le dos ce jour-là. Tu avais beau le dire, cette nouvelle douleur, n’était pas entendue non plus. Maman a dû faire des pieds et des mains pour que ton chirurgien qui t’avait opéré te fasse faire des examens. Résultat des courses, tu t’étais bien déplacé deux vertèbres dans ta chute et la gêne dont tu te plaignais était bien réelle, les vis qu’on t’avait mises pour ta fracture du col du fémur appuyaient sur deux muscles. Les équipes médicales n’avaient pas voulu donner crédit à tes douleurs, pourtant tu disais vrai, tu connaissais ton corps et tes limites à la douleur. Si les médecins avaient pris la peine de t’écouter mais aussi de t’entendre, peut-être aurais-tu évité quelques complications. Tu as été à nouveau opéré afin de te faire retirer les vis qui te blessaient à l’intérieur et tu as pu continuer ta rééducation, à la maison. Tu ne pouvais plus conduire, tu devenais de plus en plus dépendant et ça tu ne le supportais pas, être assisté et dépendant d’autrui.

Toi qui avais toujours été là pour aider les autres, tu ne supportais pas d’être diminué dans tes actes de la vie courante. Je me souviens de tes appels téléphoniques qui disaient, « Allo ! c’est Papa, j’ai besoin de toi, j’ai un service à te demander ! ». Nos rôles se sont inversés, c’était à mon tour de prendre soin de toi. De juillet 2018 à fin 2019, tu as cumulé les soins pour ta fracture et les séances de chimiothérapie, car oui, le cancer n’avait pas dit son dernier mot. Tu savais qu’il ne te laisserait pas reprendre ta vie d’avant. Tu savais vers quoi tu allais. Noël 2019 est arrivé, notre dernier noël tous ensemble. De 120 kg tu étais passé à 50 kg. Tu ne supportais plus cette image que ton corps reflétait dans le miroir, ce n’était plus toi, l’homme fort, robuste, sportif, battant. Le moral n’était plus là, ton regard était souvent perdu dans tes pensées. Parfois tu étais déjà ailleurs. J’aurai tellement voulu savoir quelles étaient tes pensées à ce moment-là. Je pouvais juste les deviner, mais au fond de moi, je les connaissais tes pensées, je te connaissais que trop bien… En janvier 2020, tu as fait une séance de chimiothérapie, ce sera la dernière. Quelques jours après, le 23 janvier exactement, le jour de l’anniversaire de ta petite fille C tu as été transporté en urgence à l’hôpital, tu étais en détresse respiratoire. L’oncologue nous a demandé de venir en urgence, elle craignait au pire. Seules Maman et M ont pu te rejoindre, moi j’étais bloquée par mon travail. Ce jour-là, tu étais en toute conscience, et tu as dû donner tes directives quant à une éventuelle réanimation. Tes paroles ont été claires et nettes « vous me foutez la paix et vous me laissez partir ! ». Les directives étaient posées, mais elles n’ont pas eu besoin d’être appliquées. Tu as finalement pu être stabilisé et tu as été monté en chambre pour avoir des soins. Tu as eu plusieurs traitements antibiotiques avant de voir ton infection pulmonaire disparaître, nous nous demandons encore si le covid n’y était pas déjà pour quelques choses compte tenu de l’hôpital que tu fréquentais et des informations que nous avons maintenant sur cette pandémie. Tes soins ont été compliqués, tu n’avais plus de capital veineux, les aiguilles passaient au travers de tes veines, tu souffrais à chaque prise de sang et pour tes perfusions. Ta résistance à la douleur avait disparu. Nous savions déjà que tu ne finirais pas cette année 2020, l’oncologue nous l’avait bien fait comprendre, « c’est une question de mois, de semaines, de jours, je ne saurais être plus précise avec vous. » nous avait-elle dit.

Maman venait tout juste d’être officiellement à la retraite. Depuis le début de la maladie, elle s’occupait de toi tout en travaillant. Elle était épuisée, et savait déjà que vous ne profiteriez pas de votre retraite ensemble. Elle est venue te voir à l’hôpital tous les jours. L, la deuxième de tes petites filles venait aussi tous les jours après ses cours à la fac, parfois, elle s’endormait sur le fauteuil à côté de toi, elle voulait profiter au maximum de son grand-père qu’elle considérait plus comme un père. Elle savait, la mort je leur en parlais, à elle et son frère, ce n’est pas un sujet tabou chez nous. Je venais aussi quasiment tous les soirs après le travail. Je venais te masser les pieds pour éviter les escarres, et je t’amenais de la bonne soupe faite maison, tu ne voulais plus manger les repas de l’hôpital « c’est dégueulasse, ils me dérangent tous les 5 min, le repas est froid ! » disais-tu. Alors je m’occupais de toi, je prenais soin de toi. Tu te souviens de notre complicité ? Tu te souviens de ce jour où nous avons fait des signaux de lumières, toi de ta chambre et moi de mon appartement, afin de se repérer chacun de notre côté. C’était notre façon de rester connectés l’un à l’autre. Tu as finalement pu rentrer à la maison, chez toi, dans ton cocon, ton environnement, avec maman. Tu ne lui as pas facilité la tâche au cancer, tu as été très combatif et courageux. Tu as fini par y entrer dans ce programme de soins palliatifs, même si au fond, nous l’avions plus ou moins mis en place depuis un moment déjà. Je venais te couper les cheveux, et M te faisait ta manucure aux pieds pour que tu te sentes bien. C’est nous, tes proches, qui nous sommes occupés de tes soins. J’ai fait la demande pour ton lit médicalisé, je venais te voir en faisant les attestations, et oui, la covid19 avait fait sa grande entrée en scène. Elle nous a volé tellement d’instants précieux. J’avais tellement peur de ne pas avoir le temps de te dire tout ce que j’avais envie et besoin de te dire avant ta mort que je t’ai écrit une lettre. Tu te souviens des paroles que tu m’as dit alors ? J’en souris encore aujourd’hui, « je ne suis pas encore mort, mais merci pour ta lettre, je t’aime aussi ! », j’ai eu besoin de ça pour arriver à te dire au revoir. Tu n’as plus eu de visite de tes copains, et amis. J’arrive à les comprendre aujourd’hui même si je pense qu’à l’époque, toi tu t’es senti abandonné. Ils voulaient avant tout garder le souvenir de toi en pleine santé, ils n’acceptaient pas l’image de toi que la maladie rongeait. Même toi, tu n’arrivais plus à supporter ton reflet dans le miroir. Pour nous, tu incarnais tellement la vie.

Fin février, nous sommes allés tous les 4, toi, Maman, M et moi, à ton rendez-vous chez l’oncologue, le dernier, elle avait voulu t’en fixer un autre, le jour de mon anniversaire. Tu lui as répondu certainement pas le jour de l’anniversaire de ma fille, et tu lui as posé cette question, avec tes propres mots « bon, le ver est dans la pomme ? », tu connaissais la réponse, « oui Monsieur C., on ne peut plus rien faire, le cancer a gagné, votre combat est terminé ». L’oncologue t’a proposé de mettre en place les soins palliatifs. Nous les avions déjà mis en place à notre façon, c’était un peu trop tard de nous les proposer juste à ce moment-là. Nous savions déjà où en était l’avancée de ton cancer. Je ne saurai l’expliquer, mais on les sent ces choses-là. Tu lui as répondu, non rien, plus rien. Tu voulais juste que tout ça se finisse, tu aurais voulu qu’on te propose un autre choix. Tu voulais juste rentrer chez toi, là où tu te sentais le mieux, dans ton cocon familial. Tu as dit adieu à l’hôpital ce jour-là. Une semaine avant que tu ne décèdes, tu m’as téléphoné. Ce coup de téléphone, je m’en souviendrai toujours, je n’oublierai jamais ta voix, presque éteinte. J’ai fait un sac et je suis venue chez Maman et toi dans l’heure qui suivait. Maman m’as dit en ouvrant la porte « ben qu’est-ce que tu fais là ? Papa, ça va, il dort ! ». Je suis restée, j’ai passé cette semaine de confinement avec toi, j’ai repris tes soins avec Maman. Ta toilette, c’est nous qui te l’avons faite, tu n’arrivais plus à ingurgiter tes médicaments, par perfusion c’était devenu impossible, nous avons mis en place les patchs de morphines avec le médecin. Nous t’avons fait écrire tes directives anticipées pendant que tu pouvais encore le faire. Tous les jours, on se parlait, tu nous préparais à ton départ. Tu as été bienveillant envers nous. Nous avons fait venir tes petits-enfants pour qu’ils te disent au revoir, le moment de ta mort approchait, on sent ce moment approcher. J’avais cette sensation que la mort jouait avec nos nerfs. Je dormais dans la salle à côté de toi, sur le canapé, j’écoutais ta respiration, je ne voulais pas qu’elle s’arrête. J’ai fini par être épuisée. Tu venais de fêter tes 68 ans.  Je revis souvent ce soir du 24 avril 2020, j’allais renter à la maison pour voir les enfants. Je suis restée à tes côtés jusqu’à 23h00, l’heure où je devais te poser ton patch de morphine. Ce sera le dernier. Je me souviens te l’avoir posé sur le cœur ce soir-là, tu étais apaisé, les patchs précédents avaient déjà fait effet et avaient fait disparaître tes douleurs. Je t’ai embrassé, je t’ai dit au revoir et je t’ai murmuré à l’oreille ces quelques mots « Papa si tu veux partir, pars, je t’aime Papa ». Et je t’ai dit à demain. Il n’y a plus jamais eu de demain pour toi et moi. Il n’y a plus eu que moi, sans toi. Tu t’es éteint avant que je puisse être revenue.